Les étoiles tombent
Maliza
Il y a des endroits dans le monde où la nature nous régale par sa magie. Sur le bord de certaines plages, quand vient le soir, des lumières embellissent la nuit. Des organismes vivants activent leur énergie lumineuse. On dit qu’ils sont bioluminescents.
Et si cette lumière venait des étoiles ?
Vous pouvez écouter l’audio de l’histoire en même temps que votre lecture pour une expérience encore plus immersive.
“Tu sais, ma chérie,” dit mamie Jeanne en se balançant sur son fauteuil, “personne ne peut vraiment les voir !”
Tournant la tête vers l’autre bout de la pièce, Maliza paraissait sourde. Si elle veut voir les étoiles tomber, elle les verra, c’est tout.
Le rituel du soir commença. Les couverts étaient dans le tiroir au-dessus des casseroles, et les assiettes dans le buffet. Maliza connaît les gestes par cœur. Mais, pour une fois, elle parlait peu. Elle ne pouvait pas à la fois parler et engloutir son plat avant que 20 heures ne sonnent.
Et 20 heures sonnèrent quand papa alluma son écran pour regarder les nouvelles de la journée. J’ai quitté la table, comme un coup de vent qui met par terre les feuilles d’automne. Je ne mens pas vraiment. Après tout, Gigi habite à 2 kilomètres à pied de la plage. J’y serai seulement plus tard que l’heure prévue.
La nuit est tellement profonde qu’elle met en valeur la lumière, au point que les étoiles semblent s’être passées le mot. Toutes les jeunes filles avaient déjà les pieds dans l’eau. Si le chemin pour venir ici avait été plus simple, j’aurais même eu de l’avance. Leurs peaux étaient encore rose-beige. Demain, elles seront grises le jour et brillantes la nuit ; tout le monde saura qu’elles ont grandi. Quand je pense qu’elles seront bienvenues dans le monde adulte, j’en suis écœurée.
Elles auront même accès à des lieux et des activités qui font gémir d’envie tout enfant qui n’a pas encore l’âge – et oui, j’en fais partie. Ce soir, pourtant, rien ne me différencie d’elles. Enfin, si : elles se prélassent au bord de l’eau en rigolant sereinement sous les lumières encore allumées, alors qu’ici, c’est le noir total et le silence est vital pour ne pas se faire remarquer. Mais je ne laisserai pas mon impatience avoir raison !
Tout le monde ne peut pas être là et avoir la possibilité d’assister à ce moment unique. D’ailleurs, si je ne connaissais pas Gigi, je n’aurais jamais eu de passe-droit avec le guide. C’est comme ça qu’il se fait appeler pour protéger son anonymat. Sans lui, nous n’aurions pas accès à cet endroit sur les hauteurs, et sans lui, les pièges de la police nous auraient empêchés d’arriver.
Ça y est, ils ont éteint les lumières. Les filles ne rient plus. Un silence envahit l’atmosphère et, les pieds dans l’eau, elles se mettent à danser. Moi aussi, je pourrais faire comme elles. Cette danse, cela fait des mois que je la connais. Lumi m’a obtenu une copie sur le marché noir.
Mais déjà, au lycée, certains pas sont connus de tous. Leurs gestes n’émettent aucun bruit ; elles ont une grâce et une douceur hypnotiques. Même si je connais les enchaînements, je dois reconnaître que je ne serai pas à la hauteur. Chaque seconde a son mouvement. Par leurs gestes synchronisés, elles ne forment qu’un.
Leur précision fait pâlir n’importe quel couteau de n’importe quelle cuisine, et elles ont la grâce d’un saule pleureur bercé par le vent. Quelle dignité ! Je réajuste le parka transparent pour qu’il couvre bien tout mon corps. Je vois que je ne suis pas la seule à y penser. Quand les étoiles vont tomber, il ne faudrait pas que notre peau soit exposée. Sinon, c’est une vie de solitude assurée loin d’ici. Je ne préfère pas y penser.
Les étoiles se mirent à briller plus intensément, et leur reflet dans l’eau suivit le rythme. Je m’attendais à quelque chose de plus flagrant, mais c’était assez pour comprendre qu’il se passait quelque chose. Et quelque chose d’invisible se mit à crépiter à la surface de l’eau, avant de couler tendrement pour rejoindre le sable gris.
Mais le bruit se mit aussi à résonner autour de moi. Surprise, je me redresse. “Qu’est-ce que c’est ?” La voix des autres résonne avec celle de mon cerveau. On se retourna tous en direction du guide. “Du calme ! C’est juste le bruit que les étoiles font quand elles entrent en contact avec l’eau, et il y a de la rosée tout autour de nous. Veillez surtout à rester bien protégés. Vérifiez votre équipement.”
On se mit tous à regarder énergiquement nos parkas et, même si dans le noir ce n’était pas facile de voir quoi que ce soit, ça avait l’air d’être bon. Une fois rassurés, on se remit à nos places pour regarder la fin de l’événement. On était assez proches pour voir que la peau des filles brillait par endroits. Le changement avait déjà commencé à opérer et il se poursuivait.
L’ambiance était stellaire. Les pères présents essuyaient leurs yeux d’un revers de main ou d’un coude moins discret. Puis les crépitements s’arrêtèrent, et la danse aussi. Les filles se tournèrent en direction de la plage et s’avancèrent lentement de quelques pas. Puis leurs pères en firent autant, chacun en face de son enfant.
Elles mirent leurs mains devant elles, paumes vers le haut, têtes inclinées. Les hommes, de leurs statures, prirent leurs mains en signe d’approbation et dirent quelque chose d’inaudible d’ici. Sûrement des “Je suis fier de toi !” ou encore “Qu’est-ce que tu as grandi !” Mais il y avait, un peu à part, cette fille aux cheveux bruns. Elle était seule et pourtant, elle brillait intensément.
Tout le monde veillait à ne pas s’approcher trop près d’elle. Où est son père ? Est-ce qu’elle en a un ? Est-ce qu’il l’a désapprouvée ? Elle a osé venir sachant qu’elle serait seule ? Quel courage ! Se présenter à la cérémonie, affronter la honte et l’humiliation de ce que vont penser les autres. Et devant tous, plutôt que de rester enfant, se cacher et finir par habiter dans les bas-fonds. Un sort qui me guette moi aussi si je ne reste pas discrète.
De la voir briller ainsi, je dois admettre que ça réchauffe mon cœur, un peu comme une victoire. Penser à ces étoiles qui tombent sur tout le monde sans faire de distinction me rend heureuse. Elle est vraiment magnifique. Je me mis à glousser de rire en pensant à moi – qui, dans l’ombre, cachée de tous, me croyais courageuse…
Il faut que je connaisse son nom. Demain, j’irai voir le tableau d’affichage du lycée. Ils mettent toujours les noms, même si les jeunes femmes viennent d’une autre île.
Allez, debout tout le monde ! Il faut partir maintenant. À ces mots, j’ai sursauté, comme les six autres personnes avec nous. Je crois que le guide aime bien faire peur ; il a des façons de parler un peu particulières. Il faut dire qu’il a le sens du spectacle. Oui, c’est ça ! Un peu comme la dopamine, il aime se mettre en danger – ou en tout cas, le ressentir. Venir ici, ça doit être son adrénaline.
Sur cette pensée, je me levai, comblée de ce que j’avais vu.